De la « guerre généreuse », de l’Islam et de l’Allemagne

En cet début d’année 2018, un ami m’a envoyé le lien d’une conférence de l’auteur germano-égyptien Hamed Abdel-Samad, intitulée « Europa und Islam – Wer wandelt wen? (L’Europe et l’Islam – Qui transforme qui ?) », que le DAI Heidelberg a posté sur Youtube le 10 juillet 2017. Cette intervention courageuse et inspirée m’a frappé par sa justesse d’analyse et par des réflexions stimulantes et pertinentes, comme par exemple l’asymétrie des mots Europa et Islam qui sont communément utilisés à la place de Christentum (Chrétienté) et Islam, et la remarque que l’opposé du mot allemand Zukunft (avenir) n’est pas Vergangenheit (passé) mais Herkunft (origine), car en effet, le mot Zu-kunft signifie étymologiquement « à l’approche » et Her-kunft « en provenance de ». Dans aucune autre langue, dit Abdel-Samad, le concept de l’avenir (Zukunft) est aussi fermement lié à celui de l’origine (Herkunft), une thèse fort intéressante que je ne souhaite pas poursuivre ici, car elle mériterait plus ample réflexion.

Dans la suite de son intervention, Abdel-Samad s’intéresse aussi à deux mots qui sont souvent opposés quand on parle d’Islam et d’Europe en Allemagne : les mots Abendland (Occident) et Califat, qui sont pour lui non pas des réalités mais des utopies. Cette remarque m’a rappelé un texte que j’ai lu il y a quelque temps et dont un passage m’a beaucoup dérangé par sa charge idéologique. Il s’agit de l’Essai sur l’oraison funèbre de Villemain, un éminent membre de l’Académie française et Grand officier de la Légion d’honneur. Abel-François Villemain, né en 1790, est pourtant un homme intelligent et courageux. En 1827, en concertation avec Lacretelle et Chateaubriand, il avait adressé au roi Charles X une supplique en faveur de la liberté de la presse. Or, dans le texte en question, Villemain développe l’utopie dangereuse d’une Grèce antique idéalisée où les guerres sont généreuses, où la résistance est sublime et où l’on meurt forcement pour une noble cause :

Aux belles époques de la Grèce, dans ces guerres généreuses qui n’étaient point entreprises pour l’ambition ou l’intérêt d’un homme, dans ces résistances sublimes de quelques cités libres et civilisées contre toutes les forces de l’Asie esclave et barbare, il y avait un héroïsme, pour ainsi dire, collectif et vulgaire, qui se communiquait à chacun des guerriers victimes d’une si noble cause. La patrie seule était grande dans le sacrifice de ses enfants.

Abel-François Villemain (1790-1870), professeur et homme politi

Ary Scheffer, Portrait d’Abel-François Villemain (1790-1870) © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Gérard Blot

Son concept idéologique de guerre généreuse, à l’opposé d’une guerre intéressée déclenchée par et pour un seul homme, frappe d’abord par sa charge émotionnelle qui, lors de ma première lecture, m’a rappelé le film 300 de Zack Snyder sorti en décembre 2006. 300 glorifie la bataille des Thermopyles et le sacrifice du roi de Sparte Léonidas et de ses 300 guerriers spartes héroïques, contre le roi perse Xerxès et son armée représentés comme monstrueux, décadents et barbares. Dans les deux cas, aussi bien dans le texte littéraire de Villemain du XIXe siècle que dans l’œuvre cinématographique de Zack Snyder de 2006, l’émotion prend le pas sur l’analyse des faits historiques. L’opposition entre grecs et barbares – qui a d’ailleurs son origine même dans le mot grec βάρϐαρος (bárbaros) qui signifie « parlant une langue incompréhensible; étranger; brut, cruel » -, engendre l’opposition entre une guerre généreuse et une guerre égoïste. Ainsi, la démarche dialectique n’est plus un moyen de discussion, de réflexion ou d’échange, mais un outil de séparation.

Pour reprendre la conférence d’Hamed Abdel-Samad, une véritable discussion de ces questions civilisationnelles cruciales manque actuellement en Allemagne. Cette absence de débat démocratique est en partie expliquée par la supposition – erronée – de certains acteurs publiques allemands que l’Islam serait une Église, et donc comparable à l’Église protestante ou catholique allemandes. Or, toutes ces questions sont bien trop importantes pour qu’elles soient traitées dans un court article comme celui-ci, mais si on ne devait tirer qu’une seule conclusion de l’intervention salutaire d’Abdel-Samad, ce serait son encouragement au dialogue et à la réflexion et du rejet de l’émotion, exprimée par insultes et menaces. Autrement dit, peut-être l’apport réfléchi des membres d’une religion en pleine mutation sociétale comme l’Islam, peut-il aider à la réformation de notre propre religion, le christianisme, comme le faisaient au XVIe siècle les Protestants pour le catholicisme. Peut-être ce dialogue nous évitera une énième guerre des religions et donnerait tort à cette phrase du philosophe allemand Georg Willhelm Friedrich Hegel, chantée par Sting :

History will teach us nothing.

De la différence

Encore une fois, je suis persuadé que l’amour de la différence – la différence en tant que telle, le principe même de la différence et non pas simplement une ou deux préférences parmi l’ensemble de ce qui diffère – est le fruit d’une éducation continue, d’une vraie maturité intellectuelle.

Aymeric Patricot, Autoportrait du professeur en territoire difficile. Gallimard, 2011, p. 65.

De l’humilité académique

Il y a quelques mois, lors d’une vente de livres d’occasion, je tombe par hasard sur un volume de L’Univers des Formes, la prestigieuse collection de livres d’art dirigée autrefois par André Malraux et André Parrot. L’auteur de ce tome, le deuxième sur l’art romain, est Ranuccio Bianchi Bandinelli (1900-1975), historien de l’art et archéologue italien.

Bandinelli

J’ouvre ce livre au titre mélancolique Rome, la fin de l’art antique. Le toucher de son papier épais est très agréable. En feuilletant, je vois défiler de belles reproductions d’œuvres d’art en noir et blanc. Revenue à la page de garde, je lis le passage des Essais de Michel de Montaigne (1533-1592) :

Il se peut dire, avec apparence, / qu’il y a ignorance abecedaire / qui va devant la science; / une autre, doctorale, qui vient après la science; / ignorance que la science faict et engendre, / tout ainsi comme elle defaict et destruit la premiere (Montaigne, Essais I, chap. LIV).

Cette introduction philosophique d’un livre consacré à l’art romain me surprend. Je parcours le texte de Bandinelli jusqu’à la conclusion, et à sa lecture je comprends que le passage de Montaigne est bien l’introduction poétique d’une réflexion lucide et quelque peu désabusée de l’auteur sur le savoir et le monde académique :

Nous ne conclurons pas. Nous refusons d’enfermer un grand phénomène historique dans quelques formules. Les formules ne servent qu’aux professeurs qui veulent éviter à peu de frais que les élèves ne posent des questions, et aiment avoir un mot d’ordre pour prouver que la démonstration de leur plus proche collège était fausse (c’est en cela que consistent généralement les satisfactions et les gloires académiques (op. cit., p. 369).

L’ignorance abécédaire précède la science, et l’ignorance doctorale lui succède. La vanité académique crée l’illusion d’une fin de science, d’une réponse finale. L’erreur supposée de l’autre devient la satisfaction du chercheur et la justification de sa propre valeur.

Mais la science et l’ignorance sont les deux éléments d’un mouvement perpétuel de la pensée, tel ce mouvement du monde que le philosophe grec Héraclite appelle Πάντα ῥεῖ (panta rhei), « tout est fluctuant ». Le savoir élimine l’ignorance tout en engendrant une nouvelle ignorance. Voici la leçon d’humilité d’un savant remarquable, tel Ranuccio Bianchi Bandinelli.

Rome. La fin de l’art antique (L’Univers des formes). Éditions Gallimard, 1970.

Colloque Marie de Lorraine, 2e partie

Marie de Guise-Lorraine 1515-2025

MariedeGuise2_Affiche

Été 1538. Marie de Lorraine, veuve du duc de Longueville, arrive en Écosse comme seconde femme de Jacques V Stuart. Leur mariage spectaculaire est célébré dans le bourg royal de Saint Andrews. De quelle famille vient la jeune femme, et qui sont ses modèles ? Dans quels lieux vit-elle en Écosse ? Quel est son statut ? Quelle image a t-elle auprès des Écossais, et cette image, change-t-elle entre 1538 et 1560?

Née en 1515, Marie est la fille aînée du premier duc de Guise et première de plusieurs générations de femmes remarquables. La dernière Guise naîtra cent ans plus tard, une autre Marie appelée Mademoiselle Guise (1615-1688). Avec elle se terminent cent ans d’histoire de la famille Guise, une branche passionnante au destin tragique de la maison de Lorraine.

Programme du colloque du 12 février 2016 à la bibliothèque Carnegie, Reims:

  • 9h00 Accueil
  • 9h30 Ghislain…

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Le premier colloque français sur Marie de Lorraine-Guise

À la veille du 500e anniversaire de la naissance de Marie de Lorraine à Bar-le-Duc (Meuse), un premier colloque commémorait celle qui était reine et régente d’Écosse, mais dont la mémoire collective européenne semble avoir retenu que la mère de Marie Stuart.

Marie de Guise-Lorraine 1515-2025

MariedeGuise_Affiche500 ans après la naissance de Marie de Lorraine à Bar, aujourd’hui Bar-le-Duc en Lorraine, la capitale du Barrois se souvient à son tour de la fille aînée des Guise. Début juillet 2015, l’association régionale Sauvegarde du patrimoine l’avait honoré par une fête Renaissance à Joinville, lieu de son enfance. Le 9 octobre 2015, Bar-le-Duc accueilit une journée d’études universitaires, la première en France, à l’endroit même où Marie naissait le 20 novembre 1515.

Organisée par les universités de Reims, de Lorraine et l’auteur de ce site, la journée d’études fut consacrée à la jeunesse de Marie de Lorraine-Guise (1515-1538) :

Ouverture par Juliette Bouchot, Adjointe au maire à la culture et au patrimoine
Première séance. Présidence : Christine SUKIC (Université de Reims Champagne-Ardenne, CIRLEP)

  • Stefano SIMIZ (Université de Lorraine, CRULH) : Le Barrois et la Lorraine au XVIe siècle. État de l’art et interrogations historiographiques
  • Bruno

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Jacqueline de Romilly sur la littérature et la liberté

Qui plus est, avec la variété des rencontres naît aussi la liberté des choix. Nul n’aime tous les auteurs, n’approuve toutes les doctrines : l’histoire littéraire les offre tous et toutes : c’est ainsi que chacun se fait soi-même, selon ses sympathies et sa personnalité. Et, de même que la possibilité d’énoncer clairement sa propre pensée constitue une libération, de même la possibilité de trouver ses idées non pas seulement dans l’actualité du jour et dans quelques textes contemporains, mais dans des siècles d’expérience, d’essais et de variations, assure vraiment aux jeunes esprits ce bien sans prix – leur liberté.

Jacqueline de Romilly, Lettre aux parents sur les choix scolaires. Éditions de Fallois, Paris 1994, p.48.

Marignan 1515/2015: la Renaissance est à la fête fin juillet en Val de Loire

AfficheMarignan2015

Cet été en Val de Loire, ce n’est certainement pas la énième reconstitution de bataille qui se déroule dans le parc de Beauvais à Romorantin le 24 et 25 juillet, et dans le parc Léonard de Vinci du Clos Lucé à Amboise le 26 et 27 juillet. Point du tout. Les spectateurs du 21e siècle assisteront à une somptueuse fête de la Renaissance sur des gradins qui offrent entre 1500 et 5000 places selon le lieu. Ce sera une célébration de la bataille de Marignan, avec mise en scène théâtralisée et en présence du jeune roi François Ier, de la reine Claude, de Madeleine de la Tour d’Auvergne, de Léonard de Vinci et de son mécanicien Giulio Tedesco, et des centaines de figurants. Un campement du début du 16e siècle se dressera sur place avec sa forge et sa cambuse, un château factice de bois et de toile s’élèvera, et des canons lanceront des balles de papier! En somme, un grand spectacle historique qui date en fait de … 1518.

À l’occasion du mariage de Madeleine de la Tour d’Auvergne (1498-1519) avec Lorenzo de Médicis (1492-1519) et du baptême du dauphin François, Léonard de Vinci organisa un simulacre de guerre avec la prise d’un château afin de célébrer la victoire de Marignan. De la fête du 14 et 15 mai 1518, l’ambassadeur de Mantoue, Stazio Gadio, décrit les éléments théâtrales :

une muraille continue d’une tourelle à l’autre, de toile peinte attachée sur des poutres en bois que l’on pouvait facilement ruiner (…) des ballons gonflés d’air, lesquels, tombant sur la place, faisaient s’écrouler sans férir les faux remparts au plus grand plaisir de tous : spectacle nouveau et conduit de façon ingénieuse.

Porté et dirigé par Pascal Brioist, professeur des universités et membre du centre d’études supérieures de la Renaissance à Tours, le but ambitieux du projet 2015 s’inscrit dans une volonté « de produire de la connaissance et de la faire partager, de préserver les patrimoines naturels et culturels et d’en préparer l’avenir ». C’est « une manière post-moderne de fêter la bataille » de Marignan, me dit l’historien. La fête de 1518 n’était elle-même moins une célébration de la victoire de Marignan qu’une tentative de raccommoder la relation du roi de France avec la papauté, une « esthétisation militaire » à des fins politiques et qui servait des jeux diplomatiques. Il fallait faire abstraction de la victoire militaire, car cette énorme bataille avait fait entre 15 et 17 000 morts.

Metteur en scène de la fête selon plusieurs chercheurs dont Pascal Brioist, le génie italien Léonard de Vinci, homme de guerre et ingénieur en chef de César Borgia, avait fait participer environ 5000 soldats au spectacle de bataille à Amboise en 1518. Aujourd’hui, ce sont des reconstituteurs bénévoles allemands, italiens, suisses et français qui seront les soldats, les cavaliers, piquiers et 120 lansquenets qui recréeront la bataille. Créateur d’effets spéciaux et de décors, assisté de son collaborateur Dominique de Cortone, Léonard de Vinci faisait entre autres s’écrouler un pan de muraille à grand effet visuel.  Les décors modernes, eux, ont été fabriqués en Lorraine, notamment la reconstitution d’un lion mécanique grandeur nature dont on possède une description par Giorgio Vasari (1511-1574). Malheureusement, aucun dessin de Léonard a survécu, il fallait donc imaginer la bête automate. Un élément très important de la fête sera sa musique: environ 20 musiciens, avec trompettes et tambours, évoqueront la musique de guerre autour de 1515.

Le travail préparatoire de cette fête belliqueuse historique a débuté en 2013, avec notamment des recherches sur les récits des ambassadeurs italiens qui se trouvent aux archives de Mantoue, de Venise et à la Bnf à Paris. Par contre, aucune image de la fête de mai 1518 n’a pu aider à la reconstitution. Elle fut l’une de ces célébrations éphémères comme autant d’Entrées dans des bonnes villes des rois de France. Pour avoir une idée du coût de la fête en 1518, Pascal Brioist m’explique qu’entre l’alimentation des convives du mariage et de l’organisation du spectacle, c’est un hôtel particulier à Tours, à l’époque la capitale de la France, qu’on aurait pu se faire construire. En 2015, le coût du spectacle s’élève à environ 600 000 euros, financé par la Région Centre, le Clos Lucé, des sources publiques et privées, par la ville de Romorantin et des sponsors comme Véolia et les supermarchés Leclerc.

Pour visiter, s’informer, se promener et suivre les événements Renaissance en Val de Loire cet été, c’est ici. Pour la lecture, quelques ouvrages de Pascal Brioist : Leonard de Vinci, l’homme de guerre, 2013. La Renaissance, 1450-1570, 2003. Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne, 2002.

Heinrich Mann, la démocratie et la haine

Né en mars 1871 à Lübeck, ancienne ville hanséatique de l’Allemagne du Nord, Heinrich Mann atterrit dans l’Empire Allemand nouvellement proclamé. Il est l’ainé d’une fratrie de cinq enfants. Le frère cadet de Heinrich, Thomas Mann, deviendra comme lui écrivain; il est l’auteur des Bruddenbrook (1901).

Exclu début 1933 de l’Académie des Beaux-Arts de Berlin dont il était le président depuis 1930, Heinrich Mann est contraint à l’exil par les nouveaux dirigeants national-socialistes. Dès son arrivée en France, l’intellectuel allemand publie plusieurs essais et articles dans des magazines d’exilés et dans La Dépêche de Toulouse afin de dénoncer le régime qui sévit en Allemagne.

En fin d’été 1933 parut d’abord aux éditions Querido à Amsterdam la version allemande de son essai Der Haß, Deutsche Zeitgeschichte, puis en octobre chez Gallimard la version française, La Haine, Histoire contemporaine d’Allemagne. La version allemande est aujourd’hui éditée chez S. Fischer Verlag; en France, aucune réédition n’a été publiée depuis 1933.

Dans La Haine, Heinrich Mann évoque son enracinement dans une certaine tradition allemande, qu’il oppose aux parvenus et nouveaux convertis à la cause allemande :

Je suis issu d’une vieille famille de l’ancienne Allemagne, et celui qui a le sentiment de la tradition est armé contre les faux sentiments. Car la tradition nous rend aptes à la compréhension qui, à son tour, nous incline vers le scepticisme et la douceur. Seuls des parvenus se conduisent parfois en énergumènes.

L’appartenance à une tradition, à une « vieille famille de l’ancienne Allemagne », permet ainsi la compréhension de ses origines et amène lucidité et humilité quant à sa propre importance. Sans cet enracinement, l’homme parvenu doit s’agiter pour exister, cherchant sans cesse la reconnaissance qu’il désire. Un de ces individus excités et possédés est Adolf Hitler, qui, par son incapacité d’accepter ses défaillances artistiques, dirige sa haine contre le jury et ses membres qui avaient défavorablement jugé ces dessins. Heinrich Mann, amer, constate :

Il n’avait tenu qu’à eux qu’au lieu de passer dictateur il restât simple raté.

Dans la suite de son essai, Heinrich Mann met en garde contre le dédain des « civilisés » envers les « barbares », les national-socialistes et leurs origines populaires jugées vulgaires. C’est son ancrage dans la tradition, et non pas dans le nationalisme, qui permet à Heinrich Mann de prévenir les ministres, les parlementaires et les écrivains allemands, qu’ils seront

toutes les victimes indiquées d’une violence sauvage qui montait, déjà s’agrippant au pouvoir et n’attendant plus que l’occasion d’éclater. Eux-mêmes avaient appelé les excès futurs, justement par leur mépris de civilisés pour les forces aveugles et barbares. Ils en ricanaient de dégoût, ils en avaient des sursauts de révolte tardive, d’optimisme fou, et même de la curiosité.

La République dut succomber pour avoir laissé toutes les libertés à ses ennemis et n’en avoir pris aucune.

Des individus sans conscience s’étaient mis en commun pour abuser des libertés publiques mal gardées, et ils avaient profité d’une crise qui tenait plus encore à l‘âme troublée d’un peuple qu’à son économie.

Cette situation rappelle franchement une autre, actuellement en plein essor au pays de la liberté et la fraternité, avec ses dérives dangereuses pour la liberté et la démocratie. Heinrich Mann définit ainsi le racisme comme « la sélection des non-valeurs » et constate que « l’antisémitisme trahit un défaut dans l’équilibre intérieur d’une nation« .

Une phrase de l’exilé Heinrich Mann semble proprement prophétique par son évocation de l’origine de ces « barbares » et « incultes ». Ceux-ci ne sont pas une entité naturelle, mais le résultat d’un manque d’éducation, et victimes de la misère. Le « pauvre diable » de l’Allemagne du début des années 30 devient une figure symbolique de tous les êtres humains privés de leurs droits :

le pauvre diable ne savait que hausser les épaules. Ignare et inculte, c’était trop facile de lui rendre haïssable la République, justement pour qu’il n’aperçoive pas les premiers auteurs de ses malheurs. Vingt ans plus tôt, alors que la misère ne les avait pas affaiblis, tous auraient éventé le truc.

Comment éviter que « les forces aveugles et barbares » nous violentent? En défendant la liberté, en défendant l’information libre et l’éducation et en garantissant une vie décente à tous. Si ces fondamentaux de la démocratie ne sont plus respectés, alors nous allons envoyer encore plus de barbares à l’État islamique, et encore plus de pauvres diables aux partis politiques nationalistes. Car la vraie haine, écrit Heinrich Mann si lucidement, la haine la plus atroce et la plus destructrice n’est pas celle que l’on croit:

La vraie haine, celle dont nous ne mesurons jamais la profondeur, ce ne sont pas nos défauts qui nous l’attirent, ce sont nos qualités.

« Les Tudors » à Paris, entre réalité historique et postérité

Artiste des Pays-Bas Elisabeth Ire, dit The Darnley Portrait, vers 1575. 113 x 78,7 cm huile sur bois Londres, National Portrait Gallery © National Portrait Gallery, London, England

Peintre anonyme, Elizabeth Ire, dit The Darnley Portrait, vers 1575 © National Portrait Gallery, Londres

Le musée du Luxembourg à Paris accueille depuis le 18 mars une des familles les plus rocambolesques de l’histoire de l’Angleterre: les Tudors. Comparé aux leurs, les scandales de la famille Windsor font pâle figure. Le danger était alors de succomber à la tentation de ce monde semi-historique peuplé d’Elizabeth la Reine Vierge, de Henri VIII Barbe Bleu et de Marie la Sanglante, le tout lorgnant vers le culte des séries télévisée comme Les Tudors ou Game of Thrones. Ce n’est pourtant pas une exposition dédiée aux « happy few », aux spécialistes de la Renaissance anglaise. Le musée du Luxembourg, en partenariat avec la National Portrait Gallery de Londres, organisatrice de l’exposition The Real Tudors: Kings and Queens Rediscovered achevée début mars, remet les choses simplement à leur place: au Seizième siècle.

Quelques réalités historiques, souvent occultées, sont ainsi rappelées au public, habitué à la surexposition aux images: il n’existe pas de portrait contemporain d’Anne Boleyn. Seule une petite médaille donne une idée de l’apparence physique de la femme pour laquelle Henri VIII a remué ciel et terre. La situation est comparable pour Jane Grey, la « reine de neuf jours »: aucun portrait contemporain à pu lui être attribué avec certitude. Ce n’est pas pour autant une succession de tableaux, de médailles et de chartes qui attendent le visiteur. L’ouverture au monde moderne et contemporaine est faite dès l’entrée. On est accueilli par un extrait de film de 1912, dans lequel Sarah Bernhardt incarne la reine Elizabeth Ier, fille d’Anne Boleyn, la seconde épouse d’Henri VIII. Dans une vitrine sur la gauche se trouve un manteau de sacre, le costume de cinéma porté par l’actrice Cate Blanchett dans le film « Elizabeth » (1998) écrit par Michael Hirst, l’auteur de la série télévisée à grand succès Les Tudors. Avant de passer au Seizième siècle, on aura reconnu en face la reine Anne Boleyn à la Tour de Londres, effondrée en pleurs, sur un tableau peint par Edouard Cibot en 1835 (musée Rolin, Autun). À droite sont le roi Henri VII, fondateur de la dynastie Tudor, et sa femme, Elizabeth d’York.

On entre ensuite dans l’espace qui présente la seconde génération des Tudors et ses contemporains français, de Louis XII à la famille de François Ier. Plusieurs portraits d’Henri VIII jeune, son armure porté au Camp du Drap d’Or près de Boulogne en 1520, des portraits des enfants de France et des chartes mettent en lumière les relations étroites entre les deux royaumes au début du 16e siècle. Une découverte est le portrait de Marie d’Angleterre par Michel Sittow, conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne, longtemps présenté comme celui de Catherine d’Aragon, première épouse du roi d’Angleterre. En 1514, cette jeune sœur d’Henri VIII fut envoyé en France pour épouser Louis XII.

Au tournant, l’impressionnant portrait d’Henri VIII en pied, la copie anonyme d’une œuvre de Holbein venu de Petworth House, prend tout la place et impose la présence physique de ce géant, renforcée encore par des habits somptueux et hors de prix. Le roi est suivi de portraits de ses femmes et de ses enfants Marie Tudor et Edouard, ce fils tant désiré peint par Holbein en 1538, où le petit garçon d’environ un an tient son hochet comme un sceptre.

La pièce suivante est consacré à Elizabeth, second enfant d’Henri VIII. À la suite de sa demi-sœur Marie Tudor, elle deviendra reine d’Angleterre en 1558. De magnifiques portraits d’elle – le portrait Darnley (ci-dessus) et le fameux portrait au phénix –, des portraits de ses courtiers et quelques objets précieux, comme sa bague renfermant son portrait et celui de sa mère Anne Boleyn (vers 1575) montrent tout l’éventail de la cour d’Angleterre entre représentation et intimité. Sa grande rivale Marie Stuart rappelle l’histoire mouvementé entre l’Angleterre, l’Écosse et la France à partir du milieu du 16e siècle.

La dernière partie de l’exposition évoque la présence des Tudors au théâtre, commençant par Shakespeare, puis dans l’opéra et dans la littérature du 19e siècle. Ces œuvres de fiction ont durablement marqués les représentations de la famille Tudor, et quelque peu obstrués les faits historiques.

Une dernière remarque sans doute anachronique, et qui peut paraître saugrenue. Mais peut-être donnera-t-elle matière à réflexion sur une époque où la reine était une vierge, mais aussi le chef d’état et le chef de l’armée. J’ignore si la recherche sur le gender, c’est-à-dire le genre et sa définition voire sa confusion, a déjà remarqué un étrange échange de symboles de féminité et de masculinité exprimé par la mode.

Marcus Gheeraerts le Jeune Robert Devereux, comte d’Essex vers 1597 218 x 127,2 cm huile sur toile Londres, National Portrait Gallery © National Portrait Gallery, London, England

Marcus Gheeraerts le Jeune, Robert Devereux, comte d’Essex, vers 1597 © National Portrait Gallery, Londres

Robert Devereux (1565-1601), comte d’Essex, porte sur ce portrait prêté par la National Portrait Gallery, les habits et le collier de l’Ordre de la Jarretière (en Anglais the Order of the Garter), le plus prestigieux des distinctions d’honneur de la chevalerie de Grande Bretagne, créé au 14e siècle. Le comte d’Essex était l’un des favoris d’Elizabeth Ier. Sa relation houleuse avec la reine est bien reconstitué dans Elizabeth I, un film de 2005 où la souveraine est incarnée par l’actrice britannique Hellen Mirren. Pour des yeux du 21e siècle, il est inhabituel de voir un homme portant ce qui ressemble à une robe. Si on revient maintenant sur le portrait dit Darnley d’Elizabeth Ier, elle y porte un pourpoint orné de broderies qui évoquent celles d’une uniforme de cavalier d’une époque bien plus récente. Ce détail curieux n’a d’ailleurs pas échappé à la National Portrait Gallery, qui décrit la reine « wearing a rather masculine doublet with a lace ruff collar » (« portant un pourpoint, un vêtement plutôt masculin »). Cette confusion visuelle entre les genres confirme à mon avis l’auto-identification d’Elizabeth Ier à une reine et un roi; elle est simultanément faible femme et chef suprême de l’armée d’Angleterre, une revendication d’ailleurs clairement exprimé quelques années plus tard dans son discours de Tilbury ou Armada speech de 1588.

Cette exposition au musée du Luxembourg me semble indispensable à toutes celles et tous ceux qui cherchent à dépasser la façade glamour et théâtrale de l’image des Tudors véhiculée par la télévision, le cinéma et par tout un courant de livres pseudo-historiques. En revanche, avec une série télévisée comme Wolf Hall, basée sur les livres de Hilary Mantel et encore et toujours consacré aux Tudors, la télévision s’approche peut-être d’avantage d’une certaine vérité historique.

Eugène Viollet-le-Duc : un Moyen Age version 2.0

Viollet-le-Duc, Le beffroi, 1874

Viollet-le-Duc, Le beffroi (1874). Étude préparatoire pour « Histoire d’une forteresse ». Aquarelle, rehauts de gouache. © Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine

Il a créé un Moyen Âge dont les normes ont durablement marqué l’imaginaire français et européen, voire mondial. Toute la variété du talent de Viollet-le-Duc est exposée à Paris au palais Chaillot, à la Cité de l’architecture et du patrimoine, jusqu’au 9 mars 2015.

Né en 1814, Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc sort de l’ordinaire par sa force créatrice, par ses puissantes visions du passé et par son exigence et son éclectisme artistiques. Cet architecte-dessinateur-scientifique excellait surtout dans l’anastylose (du Grec anastellein : technique de reconstruction d’un édifice en ruines, en utilisant des éléments architecturaux originaux et contemporains).

Viollet-le-Duc a façonné un monde architectural médiéval plus coloré, plus civilisé, plus plaisant et attrayant que « l’original » médiéval, souvent abîmé pendant la Révolution Française, ou déjà abandonné depuis des siècles. Le nombre de prestigieux monuments français qui portent la trace de son intervention est impressionnant : la basilique de Vézelay en Bourgogne, la Sainte-Chapelle à Paris, la cathédrale Notre-Dame de Paris, la basilique de Saint-Denis, la cathédrale d’Amiens, la cité de Carcassonne, le château de Coucy, la basilique de Saint-Sernin de Toulouse …

Cette force imaginative et créatrice est accompagnée par une activité archéologique et scientifique considérable. Parmi des monuments de l’érudition encyclopédique du 19ème siècle figurent son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, publié en neuf tomes entre 1854 et 1868, et le Dictionnaire raisonné du mobilier français de l’époque carolingienne à la Renaissance en 8 volumes, publié entre 1858 et 1875. En tant que dessinateur historique, il exécuta plus de cent illustrations pour l’Histoire de France de Jules Michelet. L’intégralité des œuvres écrites de Viollet-le-Duc, mis à jour en 2010, se trouve sur le site de INHA.

D’une curiosité insatiable, Viollet-le-Duc fut aussi un grand voyageur, d’abord dans toute la France, mais aussi en Angleterre, en Allemagne et en Italie. La Renaissance italienne et ses arts décoratifs l’ont influencé à un tel point qu’il avoua dans une lettre à son père qu’il les préférait aux monuments antiques, pourtant la référence de l’architecture monumentale de son temps.

Viollet-le-Duc meurt le 17 septembre 1879 à Lausanne, dans sa villa La Vedette, qu’il a fait construire entre 1874 et 1876 et qui fut démoli depuis. Mais son influence sur notre image du Moyen Age reste aussi forte que celle du peintre Jean-Leon Gerôme, autre grand maître du visuel du 19e siècle, qui, avec le peintre d’origine néerlandaise Lawrence Alma-Tadema, a marqué notre imaginaire du monde antique. Viollet-le-Duc a réussi à matérialiser son monde médiéval personnel, que j’appelle un Moyen Age 2.0, un double imaginaire, qui s’est depuis substitué en grande partie à la réalité historique, et qui perdure toujours au cinéma, à la télévision, et dans l’esprit du grand public. Je cite comme exemple le fameux chapeau pointu des demoiselles façon Walt Disney, qui est lui-même un bel avatar de Viollet-le-Duc, et l’exclamation débile « Oyez, oyez » qui précède immanquablement n’importe quel marché médiéval contemporain. Les derniers exemples de ce Moyen Age 2.0. sont la série HBO Game of Thrones, les films The Hobbit et Le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson, et les jeux vidéo à contenu historique, comme la Palestine médiévale fantasmé de Assassins Creed. Ce Moyen Age mi-historique, mi-imaginaire s’épanouit aussi dans le monde du reenactment (la reconstitution historique), où les costumes, les objets et les gestes inspirées des réalités du Moyen Age et d’un Moyen Age façon 19e siècle, se mêlent à l’esthétique du 21e siècle. Peut-être sommes-nous ainsi rentrés dans le Moyen Age 3.0.